La question posée sur l’étagère de la cuisine

Citation

La question était posée sur l’étagère de la cuisine. Entre l’huile d’olive et le fait-tout. Comme j’y rangeais les pâtes, à chaque plat de coquillettes, de pennes ou de tortellinis, la question se posait.

Pour accompagner les nouilles, j’aime bien faire une sauce avec un pot de fromage blanc-chantilly, du curry et un peu de fleur de sel. Excellent et super rapide à préparer ! Très bien aussi pour accompagner les gnocchis.

La question ne se posait pas consciemment, bien sûr. Personne ne la voyait d’ailleurs. Ce que voyait la plupart des gens, c’est un pot en verre, avec un motif de fleurs gravées et un gros bouchon en liège.

Pour une personne, pour un repas complet, il faut la moitié du pot de pâtes. Avec les tortellinis, j’aime bien mettre de la sauce tomate aux cèpes. Et les accompagner d’une petite salade de pousse de graine de radis et de fenouil.

J’avais reçu le pot pour ma confirmation.

Quand le labo a décidé de recruter un deuxième électronicien, c’est C. qui a été choisie. Dans l’atelier attenante au bureau de mon père, la table de travail de C. était celle-là même où, avant son arrivée, je m’installais parfois pour dessiner avec le traceur.

C. était fan de course d’orientation. A un moment donné, mon père a fait beaucoup de courses d’orientation. Parfois, il nous emmenait. J’aimais bien lire les cartes, trouver les balises, me balader en forêt. Pour ce qui est de la course par contre, je n’ai jamais vraiment accroché. Mon père, lui qui à l’époque ne faisait absolument rien sans nous, allait parfois seul à une course.

Pourquoi est-ce que pour ma confirmation, C. – collègue de mon père que j’avais rarement croisée – m’a offert un pot en verre qu’elle avait elle-même gravé à la main ?

Ce printemps, j’ai donné le pot à Emmaüs.

Il y a des questions dont la réponse ne me concerne pas.

Les soi(e)s du symbolique

Point de vue

Suspendus au dessus du gouffre du réel – chaos de chairs, de tensions, d’odeurs, de sensations – les fils qui nous empêchent d’y sombrer sont dits symboliques. Ce sont les fils des histoires que l’on raconte. Celles que l’on entend et celles que l’on se raconte*. Les histoires que racontent les parents et les cultures, les fils des liens sociaux et de la langue, bref, les liens qui font les identités et le sens.

Relations qui se nouent et se dénouent, passages de la vie (adolescence, vieillesse), changement de statut social (mariage, diplôme), lectures et expériences nouvelles d’où émergent de nouvelles façon de les tisser, comme des soies d’araignées, certains de ces liens sont rompus et reconstruits en permanence. Les sujets humains tissent continuellement les discours qui à la fois, les constituent et les soutiennent*.

Vivant dans le symbolique comme des poissons dans l’eau, nous finissons par oublier son existence. La plupart des gens sont comme Monsieur Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir: ils traversent la vie sans prendre conscience de ce qu’est le symbolique. Ils vivent au centre du cocon, constamment baignés de discours et d’images qui à la fois expliquent et cachent le monde réel, tout en l’ordonnant d’une manière qui relève à la fois du collectif et de l’individuel.

Etre passé par des états qui font prendre conscience du réel, et de ce que sont l’imaginaire et le symbolique est une chance exceptionnelle de savoir ce qu’est la liberté. Liberté de lâcher certains liens et d’en nouer d’autres. Mais cette chance a un prix. De ceux qui se paient cash, c’est-à-dire en peurs et en souffrances brutes, à même la chair. Parce que le corps ne fait pas crédit.
Cette chance de liberté peut donc se payer pas content. Le risque est alors de vouloir oublier cette liberté, de vouloir retourner se blottir dans les bras illusoires d’un Autre, dont on aimerait croire encore qu’Il nous protège vraiment du monde, de ses changements, de ses déplaisirs. Les religions, certains militantismes et certains responsables politiques ne se privent pas de nous pousser sur cette pente…

Un jour, il faut pourtant se rendre à l’évidence: je est seul.

je est seul dans son désir.

Ou plutôt, les je sont seuls.

Reliés par les soi(e)s du symbolique.

C’est déjà un peu moins effrayant, mais quand même, il faut s’y faire !

*Cette formulation est directement inspirée d’un texte de Bertrand Leclair, qui devait originairement constituer l’épilogue de son roman La main du scribe et qui a été lu par l’auteur, lors de la journée « Amour II » à La Ralentie:

C’est que le sujet parlant, l’animal doué de parole qui dit « je » a une histoire lui, une histoire particulière conditionnée par l’histoire collective et inscrite dans sa trame et il s’y accroche pour continuer de dire « je » au milieu des autres qui savent dire « je » aussi bien que lui et parfois tellement mieux. Le sujet qui dit « je » est une fiction. Un fiction qu’il construit dans le même temps qu’il l’agit, une fiction prise dans la fiction générale, tissée fil à fil, fils à fils avec et dans la matière, la matière humaine, la matière d’avant l’histoire, d’avant les mots qui disent les histoires. Le sujet se gorge d’histoire, les siennes et celles des autres. Il en écoute, il s’en raconte, il les raconte et se met ainsi en scène au théâtre des autres au prix d’un paradoxe, cela même qui le saisi tout entier, le rend à lui-même insaisissable. Il se raconte des histoires pour continuer d’exister dans la comédie sociale. ?L’appliquer? comme on préserve l’espace d’un rôle, pour ne pas voir que ce sont les histoires, les siennes et celles des autres qui le racontent et non pas l’inverse. Ne pas voir que ce sont les histoires racontées qui tissent la fiction cousue de fil blanc dans laquelle il n’a bientôt plus conscience de se protéger douloureusement des changements d’états de la matière. Le mouvement même de la vie, ce mouvement qui toujours déchire les histoires lorsqu’il advient malgré tout.

Le mélancolique, l’Autre et le Père Noël
ft la petite fille aux allumettes

Point de vue

Manquer. Tu me manques. Quelqu’un me manque.
Quelqu’un. Cet autre qui cache l’Autre.

L’Autre qui est comme le père Noël: même quand on a bien compris qu’il n’existe pas, enfin, pas vraiment, pas comme on y a cru, on est parfois repris d’une irrépressible envie d’y croire encore, comme avant. Pour que rien ne change. Pour l’illusion de se sentir comblé et protégé, pour la sensation de chaleur qu’elle procure.

La petite fille d’Andersen craque des allumettes pour, dans la lueur éphémère qu’elles produisent, revoir sa mère décédée.

La peur du manque précipite le mélancolique dans les bras imaginaires d’un(e) Autre, cet(te) Autre qui comble et protège. Jusqu’à épuiser les allumettes, c’est-à-dire jusqu’à épuisement, par les effets combinés du coût psychique nécessaire à la construction et au maintien de cet imaginaire ainsi que de l’excès de jouissance qui en résulte.

Balloté dans le flux et le reflux d’un imaginaire puissant, le mélancolique est tour à tour porté par les flots délicieusement tièdes d’un monde parfait, puis violemment giflé par les vagues scélérates d’un surmoi cruel, dans lesquelles s’ébattent ses démons intimes.

Parfois, ça fini par racler au fond. ça racle là où ça touche le corps.
Pour faire face au manque qui émerge derrière un bricolage imaginaire en cours d’effondrement, et ne pas sombrer dans le néant, c’est le corps qui part au front de l’existence et se laisse envahir de sensations brutes. Le froid de l’hiver glace jusqu’aux os, le moindre bruit s’insinue jusqu’au point le plus sensible de chaque nerf. Le symbolique étant réduit à sa plus minimale expression, c’est le corps, envahi par les démons intérieurs – figurent imaginaires littéralement déchainées, puisque non tenues par le symbolique, qui permet de se sentir exister.

Jusqu’à ce que puisse advenir, la tristesse d’une perte. Manquer. Enfin !
Ainsi se tisse un filin vers le rivage du symbolique.

Dès lors, poussé par une peur salutaire de la mélancolie et de ce qu’elle coûte, en construction imaginaire et en excès de jouissance paralysante et mortifère, il s’agit de consolider ce filin et d’en faire une amarre qui puisse maintenir solidement relié, au filet salvateur du symbolique.

14 mai 2013Une fois les deux pieds bien ancrés sur le rivage du symbolique, les vagues de réel qui ne manquent pas de venir parfois nous rafraichir les idées sont bien suffisantes pour les nécessaires recalibrage qui évitent au symbolique de se déconnecter du réel.

du vilain petit canard hystérique au sign…ifiant

Point de vue

C’est l’histoire d’un vilain petit canard. Un petit canard bien trop bruyant, bien trop démonstratif, qui ne sait pas mener sa vie « comme il faut ».
Il refuse de nager bien sagement dans le rang exclusif de la raison et du savoir objectif de la science, et ne s’en laisse pas non plus conter par les promesses de la religion. Né dans la société occidentale de la fin du XXe siècle, il a dans ces conditions, bien du mal a trouver sa place.

Un jour, le vilain petit canard hystérique rencontra la psychanalyse. Alors, après douze années de lacancanage, il finit par se rendre compte qu’en réalité, ce qui lui donne sa place, c’est qu’il est un signe.

Enfin, non, justement !
En réalité, il est un signifiant.
Un signifiant parlant ! … autrement dit : un sujet.